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           Messieurs,

 

    Il y a deux ans, presque jour pour jour, à cette même place, nous saluions d’un suprême adieu le cercueil du docteur Aimé Guinard, et m’adressant à sa femme, admirable de courage et de dévouement, qui avait suivi heure par heure sa lente agonie, je lui disais : « Madame, cette ascension douloureuse vers la mort aura été aussi l’ascension vers la gloire de celui que vous avez aimé. Au nom de ses amis, de ses élèves, de ses admirateurs et des pauvres de Paris, je puis vous promettre qu’un monument s’élèvera à la place où il est tombé lâchement assassiné, et son souvenir, fixé dans le marbre ou le bronze, restera inséparable de l’histoire de notre vieil Hôtel-Dieu. »

    La promesse solennelle faite ainsi au nom de tous ceux qui avaient une dette de reconnaissance, d’admiration ou de douloureuse sympathie à acquitter envers la mémoire de Guinard a été réalisée; un monument durable s’élève maintenant à quelques pas du sol où les balles d’un misérable fou l’étendirent mortellement blessé.

    Il revit aujourd’hui parmi nous, autant par le souvenir que par ce marbre qui nous parle, et nous éprouvons, à la fois, comme une joie de la glorification accordée à une si noble victime, et nous sentons s’aviver en nous la douleur d’une perte si cruelle; notre émotion s’associe au geste harmonieux et triste de la femme qui tend une palme vers son image, et nous voudrions lui apporter toute une floraison de regrets et d’hommages affectueux.

    D’autres viendront après nous qui ne l’auront point connu, mais aujourd’hui comme dans l’avenir les jeunes générations d’étudiants, devant ce monument, admirerons le bel exemple d’attachement au devoir, de probité chirurgicale et de dévouement professionnel, donné par l’un de leurs devanciers. Il avait une conception si élevée et si noble de sa fonction de chirurgien des hôpitaux qu’elle illumine encore toutes les leçons qu’il adressa à ses élèves, il les retenait auprès de lui par le charme de son esprit , la bonté de son cœur et la maîtrise  de son talent.

    Messieurs, j’ai une double mission à accomplir dans cette cérémonie :

    Comme président du Comité du monument élevé à Aimé Guinard, j’ai à l’offrir à l’Assistance Publique de Paris, dont il vient accroître le patrimoine moral et artistique, j’ai à le confier à la garde vigilante  et respectueuse de tout le personnel de l’Hôtel-Dieu, depuis le plus humble de ses agents jusqu’au plus élevé de ses maîtres; ils contempleront non sans fierté le collègue ou le chef qui fut victime de son devoir. Comme directeur de l’Administration, j’ai à exprimer notre reconnaissance à tous ceux qui ont contribué à l’érection de cette stèle et je puis, au nom de mes successeurs et au mien, vous promettre de la conserver, de la protéger contre les injures des hommes et du temps, avec la piété qu’on doit à ceux qui sont morts en secourant leurs semblables et en servant leur pays avec désintéressement et avec gloire.

    Le double rôle qui m’échoit en ce moment m’est précieux, et je remercie ses collègues de la Société de chirurgie, ses élèves et ses amis, de m’avoir associé à l’œuvre de réparation qui s’accomplit aujourd’hui; c’est bien répondre aux propres sentiments de Guinard, car il fut un de ceux qui ont le mieux compris le lien qui, par la force des choses, unit le corps médical des hôpitaux à l’Administration, et leur impose à tous deux la nécessité d’une étroite, confiante et loyale collaboration dans l’accomplissement de leur œuvre commune d’assistance aux malades. Nul plus que lui ne fut tolérant et juste à l’égard de cette administration. « De tout temps, disait-il, il y a une tendance à mettre sur le compte de l’Administration toutes les imperfections des services hospitaliers. Il est certain que l’Assistance publique à Paris est une machine fort compliquée, avec de nombreux bureaux, meublés d’une armée de chefs, de sous-chefs et d’employés. Il faut passer par toute une filière quand nous voulons modifier l’organisation de notre service, et cela ne va pas sans quelque lenteur. Mais à tout prendre, sachez bien que vous trouvez toujours dans ces fameux bureaux une parfaite courtoisie, et qu’avec beaucoup de patience et un peu de réciprocité vous arrivez "pede lento" à obtenir tout ce que vous demandez dans l’intérêt des malades. »

    Puis, il défendit, comme nous-même le ferions, notre budget, ce budget des pauvres, toujours trop pauvre lui-même, et qu’on nous accuse tous si injustement de dilapider : « N’épargnez rien, disait-il, à ses élèves, de ce qu’il faut pour que les hospitalisés soient  soignés comme des princes, princes de la misère qu’ils sont le plus souvent, mais évitez les profusions, les prodigalités inutiles, qui, répétées de service en service, finissent par grever le budget dans des proportions inattendues. Dans tous les hôpitaux où je suis passé comme chef de service, l’économe a toujours été frappé des économies considérables réalisées dans mon service, en comparant mes dépenses à celles de mes prédécesseurs. »

    Vous me pardonnerez, au milieu de tant d’œuvres scientifiques, de leçons magistrales et d’actes répétés de dévouement et de bonté pour les malades, d’avoir choisi pour vous les rappeler ces paroles de Guinard, qui trahissent sa préoccupation des choses pratiques et utiles, et qui nous apportent le témoignage de sa probité méticuleuse et de la droiture et de l’impartialité de son esprit; vous avez compris que j’ai voulu dire par là qu’avec ses qualités d’administrateur, de savant, de praticien et de bon philosophe, il nous appartient à tous, que nous pouvons chacun revendiquer une part de lui-même et que tous nous pouvons l’aimer également. Il ne nous quittera plus désormais; le voici à jamais dans cet Hôtel-Dieu, qui fut l’objet de son ambition. N’avait-il pas, jeune homme, en quittant Saint-Etienne, jeté à sa parents une feuille de son carnet où il avait écrit : « Voilà mon adresse dans trente ans : docteur Guinard, chirurgien de l’Hôtel-Dieu, Paris ». Il ne se doutait point alors que cette adresse serait définitive et qu’il y trouverait réalisé plus que le rêve de sa jeunesse : l’immortalité de son nom et de son souvenir.


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