Avant d'assurer le quinzième
convoi de déportés vers la Nouvelle-Calédonie, le
Rhin effectua le transport de 400 forçats issus du bagne de
Toulon, et destinés au pénitencier de l'île Nou
à Nouméa. A ce contingent de forçats sont joints
53 Communards condamnés aux travaux forcés. Il faut y ajouter quelques
passagers libres,
familles de transportés :
la femme Auclair (demeurant à Toulon, quartier Sainte-Anne, maison Scias), la femme Petit (demeurant
à Paris, 154 rue du Faubourg Saint-Antoine), et François Péré
(domestique à l'hôtel de la Paix à Périgueux).
Le
27 décembre 1872, le Rhin descend la rivière et se dirige sur Toulon,
où il embarque 400 forçats à destination de la Nouvelle-Calédonie. Un
article du 18 janvier 1873 relate un incident
survenu pendant la traversée depuis Rochefort.
Le 27 janvier 1873 dans la soirée, sous les ordres du capitaine de frégate de
Villemeureuil, le Rhin quitte Toulon, prenant la route du détroit
de Gibraltar, qu'il passe le 5 février, et du cap de Bonne Espérance.
Outre les forçats, il avait
à bord 20 condamnés politiques, dont Lullier, selon les Tablettes des Deux Charentes.
Un article du 15 janvier 1873 relate un incident lors de l'arrivée de
ce dernier à Toulon. Le Rhin arrivera à Nouméa le 23 avril 1873.
Parmi les 53 communards condamnés aux travaux forcés, il y a Maxime Lisbonne,
artiste dramatique. Il avait été condamné par le 6ème Conseil de guerre
séant à Versailles le 4 juin 1872 à la peine de mort, peine commuée en
travaux forcés à perpétuité par décision du 14 septembre 1872. Amnistié
le 11 juillet 1880, il est rapatrié le 4 septembre 1880 sur le Navarin.
Jean Allemane
(une rue de
Saint-Etienne dans la Loire porte son nom),
qui fait partie des 53 déportés nous
raconte, dans
Mémoire d'un
Communard, des barricades au bagne, que le jour du
départ, les forçats sont embarqués dans des
chalands, traînés par un remorqueur, et qui viennent se
ranger le long des flancs du navire. Leur montée à bord s'effectue
par l'échelle, et ils défilent un à un devant le
commandant et l'officier de quart. Le capitaine d'arme et les
surveillants indiquent aux prisonniers les cages qui leur sont
affectées. Les Communards sont placés à tribord,
avec des condamnés de "droit commun", complétant une cage
de 120 prisonniers, constituant douze plats. Le dernier plat comprend
cinq communards et sept "droit commun". Dans chaque batterie, un canon
à mitraille est braqué sur les cages. Le Rhin comporte 4
cages accueillant chacune environ 120 prisonniers.
Certains Communards condamnés, écoutant les "racontars",
se bercent d'illusions et nourrissent de naïves espérances
sur une prochaine libération, ou sur la vie qui les attends. Un
nommé Chantereau, espérant beaucoup de la
Nouvelle-Calédonie, n'en mourra pas moins à
l'hôpital de l'île Nou, malgré tout ce qu'il
attendait de son ami Gambetta.
Chaque déporté a reçu son paquetage, soit un sac
marin, une blouse en toile grise, un pantalon de laine grise, une
paire de godillots, deux chemises de grosse toile, un hamac et une
couverture. Dans certains convois, il n'y aura qu'un hamac pour
deux. Sur l'Orne, 412 déportés débarqueront
même sans hamac (voir pièce 12 dans l'article
consacré à la
Sybille).
A bord, une propreté rigoureuse leur est imposée, et tout
manquement à ce principe entraîne de sévères
sanctions.
Une journée ordinaire commence à 5 heures, avec le
réveil, puis le café à 6 heures, suivi du lavage
à grande eau du pont et des cages. Le déjeuner,
constitué de biscuit de troupe, d'1/16ème de pain de
munition, d'un bouillon, de haricots, et de 23 centilitres de vin, est
servi à onze heures. Le souper, constitué d'un biscuit,
d'une soupe au riz et d'1/16ème de pain de munition, est quant
à lui servi à dix-sept heures. Les dimanches et jeudi,
les
forçats ont une soupe grasse, 250 grammes de lard, de viande ou
de conserves. Ils peuvent cependant disposer d'un peu de vaisselle.
Selon Jean Allemane, les repas ont cependant le même aspect que
ceux du bagne de Toulon.
Le capitaine d'armes, Louis Dalloz, homme honnête, et
bienveillant avec les prisonniers, surveille de près les
agissements des surveillants militaires, et réprime
sévèrement tous les manquements au service ou les abus
d'autorité. Les surveillants s'en souviendront et
règleront leurs comptes avec les prisonniers en arrivant en
Nouvelle-Calédonie. Par contre, la discipline à bord est
impitoyable avec les "fortes têtes", qui sont
expédiés aux fers à fond de cale à la
moindre incartade.
Le dimanche, un service religieux est célébré
à bord, mais il n'est pas très fréquenté,
et les déportés refusent de se mettre à genoux au
moment de l'élévation.
Après cette présentation des conditions de vie à
bord, Jean Allemane a aussi relaté la traversée. Le
navire quitte Toulon et prend la route de Dakar. Alors que l'on
approche du golfe du Lion, réputé pour ses
tempêtes, au large des côtes espagnoles, 4 hommes à
bord d'une barque se dirigent vers le Rhin et, arrivés à
proximité crient : "Viva la Républica !
Amédéo fusilllado !" (cette invective se rapportant
à Amédée de Savoie). L'officier de quart leur crie
"Au large !" avec son porte-voix. La mer devient grosse et une
tempête approche, ce qui oblige le navire à faire une
escale à Almeria. Cela donne des idées
d'évasion à certains, le mouillage ne se trouvant
qu'à une heure à peine de la côte, mais la noyade
est toujours possible, et les prisonniers savent que les "marsouins"
n'hésiteront pas à tirer. De plus si
l'évadé est repris, il finira le voyage à fond de
cale.
A l'escale de Dakar, les pirogues tournant autour du Rhin par un
soleil de plomb. Les indigènes plongent pour aller chercher au
fond de l'eau des pièces de monnaie lancées par les
passagers. Des colporteurs sont cependant autorisés à
monter à bord et des achats se font par l'intermédiaire
du commissaire. C'est aussi lui qui reçoit les lettres qui
seront postées avant le départ. Pendant toute l'escale
les sabords restent fermés et les surveillants sortent leur
revolver au moindre mouvement d'humeur des prisonniers. Les
pièces d'artillerie installées dans les batteries sont
démasquées et tenue toujours prêtes à tirer.
Une fois le ravitaillement achevé, le Rhin lève l'ancre
et reprend sa route, toujours sous une chaleur torride. Dans chaque
cage, on est obligé d'installer un foudre, équipé
de tétons, pour aspirer l'eau additionnée de vinaigre,
afin que les détenus puissent étancher leur soif.
Jean Allemane relate un incident qui s'est déclaré
aussitôt après le départ de Dakar. En effet, le
lieutenant de vaisseau de La Ruelle s'est mis en tête de
procéder à une fouille à corps de tous les
prisonniers, afin de découvrir d'éventuelles sommes
d'argent cachées, et qui pourraient servir à faciliter
une évasion. Un descendant authentique du célèbre
corsaire Jean Bart, prénommé et nommé lui aussi
Jean Bart, doit intervenir pour faire cesser la mascarade.
Le passage de l'équateur donne toujours lieu à des
réjouissances et divertissements divers. Cette fois-ci, c'est
Neptune qui est le thème des cérémonies
burlesques. L'équipage en profite pour régler quelques
comptes avec les surveillants qui, toujours selon Jean Allemane, ont
droit à un "régime de faveur".
Après ce passage de l'équateur, notre narrateur nous
apprend que la mer est désespérément calme, sans
un souffle de vent, ce qui oblige à mettre en route les
machines, mais fait augmenter la température dans les batteries.
Dans la cage de Jean Allemane, le foudre est à sec car le
quartier-maître responsable de son approvisionnement a
oublié de le remplir. La colère gronde est le capitaine
d'armes est obligé d'intervenir, convoquant ledit
quartier-maître pour connaître la raison du désordre
et, celui-ci ayant avoué son oubli, il l'envoie aux fers.
Le scorbut fait des ravages à bord du Rhin (les
4/5ème de l'effectif selon Jean Allemane), et l'infirmerie est
envahie de malades qui réclament des soins. Le médecin
décide, pour éviter une contagion rapide, d'affecter un
"suçoir" réservé aux malades. Mais c'est surtout
la solidarité entre les prisonniers qui permet d'enrayer la
propagation de la maladie. Le scorbut est définitivement
éliminé par l'achat d'oranges lors de l'escale à
Santa-Catarina au Brésil, escale qui dure plusieurs jours. Au vu
de la longueur de l'étape suivante, et surtout des incidents qui
ont eu lieu à Melbourne lors du précédent convoi,
il n'est prévu aucun contact avec la terre jusqu'à
Nouméa.
Après avoir doublé le cap de Bonne Espérance, le
Rhin se dirige vers le détroit de Bass (voir
itinéraire).
Jean Allemane
nous dit
que l'équipage pêche le requin dans le Pacifique, mais
que sa viande est peu comestible.
Le 22 avril 1873, la Nouvelle-Calédonie est en vue et le 23, le
Rhin mouille dans la rade de Nouméa. Les premiers chalands
arrivent pour le débarquement des prisonniers et pour Jean
Allemane,
ici commence l'enfer.
Le 24 mai, le navire quitte Nouméa, et mouille en rade de Brest le 19 septembre, ramenant 95 passagers.
Parmi les 400 forçats de ce convoi, il y avait un certain
Ambroise Lécole, originaire de
la Nièvre, marié et père de 6 enfants. Terrassier demeurant à Paris, il
est condamné en 1871 par la Cour d'Assises de Versailles à 8 ans de
travaux forcés pour "
s'être rendu
coupable de vols, la nuit, conjointement avec plusieurs individus, dans
des maison habitées ou servant à l'habitation, à l'aide d'escalade en
effraction". Ambroise était un multirécidiviste, ayant déjà été
condamné 6 fois, à Troyes, Saint-Gaudens, Avallon, Auxerre et Clamecy,
pour vols, coups, braconnage ou rébellion, les peines allant de 8 jours
à 6 mois de prison. Il s'adonnait aussi à la cueillette de plantes
médicinales dans les bois de la Grange, près de
Villeneuve-Saint-Georges ou les bois de Sainte-Geneviève, près de
Saint-Michel, qu'il revendait aux Halles. Mais cette fois Ambroise et
ses 3 complices vont littéralement dévaliser 3 habitations à
Noisy-le-Sec en janvier 1870, se livrant, en plus du vol, à un
vrai saccage et se livrent à une véritable orgie. Emprisonné à la
prison de Pontoise, Ambroise dérobe à l'administration pénitentiaire 6
mètres de corde et un clou à crochets et des chaussons, dans le but de
préparer une évasion. Il cherchait à s'évader pour aller commettre un
vol important dans un château, selon l'un des détenus qui le dénonça,
l'empêchant de concrétiser son projet. Une fois condamné, Ambroise est
interné au Bagne de Toulon. Il est détaché de la chaine et embarqué sur
le Rhin pour la Nouvelle-Calédonie.
Ainsi commença pour Ambroise Lécolle une nouvelle vie puisque, une fois
ses 8 ans de travaux forcés effectués, il devait "doubler" sa peine en
étant affecté dans une ferme pénitentiaire. Après cette seconde peine,
le bagnard recevait une terre en concession. En outre l'Administration
autorisait, et offrait même le voyage aller, à la famille qui voulait
rejoindre son mari en Nouvelle-Calédonie pour s'y installer. C'est ce
que fit la femme d'Ambroise et ses trois garçons. L'aîné des garçons,
Auguste, épousa une condamnée, Rosalie Peyronnet, mais mourut en 1894,
2 ans avant la naissance de jumeaux, Ange Michel et Victor Louis. Flore
Lécole, fille aînée d'Auguste et Rosalie, sort du pensionnat à 16 ans
en 1900 et retourne vivre avec sa mère qui vit en concubinage avec Ange
Louis Morelli, père des jumeaux cités plus haut. Ce dernier tombe fou
amoureux de Flore et l'épouse en 1901. Rosalie décédant en 1904, Flore
et son mari prennent en charge les enfants de Rosalie, en plus des 7
qu'ils auront ensemble, faisant de cette nombreuse fratrie à la fois
des neveux ou nièces et des demi-frères ou sœurs. C'est un bel exemple
de ce que l'on appela plus tard la colonisation pénale !...